Depuis l'avènement de la science moderne, les grandes questions
philosophiques traditionnelles sont absorbées dans un discours qui
prétend mettre fin aux interminables conflits sur le sens de l'être, de
la nature et de la connaissance. Accordant à la science l'autorité qui
lui revient sur la foi de ses succès éclatants, la philosophie se
contente alors souvent de dire comment la science est justifiable,
comment elle évolue au gré des contraintes plus ou moins bien partagées
par la théorie et l'expérience. Certes cette justification fait débat,
et différentes écoles épistémologiques continuent de s'affronter, sans
toutefois mettre en cause la scientificité même de la science. Depuis
l'oeuvre pionnière de Husserl au tournant du vingtième siècle, la
phénoménologie a eu l'audace de soulever à nouveau la question des
fondements de la science, d'une manière dont l'originalité est loin
d'avoir été épuisée et qui le pl-us souvent n'a été aperçue qu'au
travers des clichés véhiculés par la métaphysique classique.
Indépendamment de la validité et de la vérité des énoncés scientifiques,
qu'est-ce qui justifie l'existence même d'une science comme la nôtre
aujourd'hui ? À l'heure où les sciences de la nature font alliance avec
les sciences humaines pour dépasser les clivages traditionnels où elles
se sont enfermées depuis Galilée, il importe de restituer à la
philosophie la liberté de réfléchir sur les sciences à l'écart de
certaines normes qu'elles présupposent comme allant de soi. Cette
liberté trouve son meilleur emploi dans un concept inédit, le « monde de
la vie », dont la richesse propre est ignorée tant qu'on l'identifie au
« sens commun » ou au « monde naturel ». Il s'agit d'une pensée
fondamentale sur le monde dont il est toujours question, dans la science
aussi bien que dans toutes les formes d'expérience, sans qu'il ait
jamais été interrogé pour son propre compte. Pensée fondamentale qui
refuse cependant de jouer le rôle d'un fondement ultime, et qui invite
plutôt à approfondir le sens de notre relation au monde désormais
médiatisée par la science.