L’originalité de
la démarche philosophique tient à ce renvoi du questionneur à
lui-même avant qu’il se lance au-delà de lui-même. Elle
n’invente pas la liberté, elle seconde la volonté, retenant un
moi de céder, après qu’il a donné prise avec ses « je ne sais
pas ». Relation d’un lecteur à un auteur, elle fait admettre
l’existence comme exposée à l’interrogation, autre que
l’embarras animal devant un obstacle. La littérature philosophique
n’est pas élitiste, elle est confidentielle. L’objet en est la
vie personnelle qu’il faut mener, seul et avec tous les autres, les
pieds sur terre et la tête ailleurs. Cependant, l’enquête se
révèle plus malaisée que ne le laisserait prévoir le fait que
l’on vit soi-même cette existence que l’on questionne. Bien
qu’elle ne se cache pas d’être consciente, temporelle et
sociale, on ne sait pas d’emblée quelles nécessités d’essence
elle recèle, peut-être. Mais ces données existentielles servent de
pierre de touche pour valider ou non ce que disent des auteurs, qui
n’ont sur leurs lecteurs que l’avance de recherches antérieures.
Leurs livres épargnent une partie de la peine. Ils ont pris le temps
d’une vie pour faire ce travail de connaissance de soi-même. Ce
que l’on doit à cette littérature est inestimable. Elle éveille
le lecteur à la singularité de sa propre existence sans lui en
révéler la finalité mais en le libérant de toutes sortes
d’influences. Méduser, mettre dans le doute, réveiller d’un
sommeil dogmatique, les livres de prédilection le font depuis des
siècles. Ils ont accompli un immense travail critique, débarrassant
de faux problèmes, écartant les théorisations incomplètes. Ils
ont aussi devancé l’interrogation, en soufflant les bonnes
questions : que peut-on savoir ? que doit-on faire ? que peut-on
attendre de ce que l’on aura appris et de ce que l’on aura fait ?
Cependant, les meilleurs livres ne proposent ni réponse ni solution,
seulement des vérités premières qui réjouiront les persifleurs,
car après elles, tout reste à faire. Et quand ils avancent des
réponses, c’est sous une forme interro-négative, qui, sans rien
prouver, force le lecteur dans ses retranchements. « Mais qu’est-ce
donc que je suis ? Une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une chose
qui pense ? C’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui
affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui
sent. Certes, ce n’est pas peu si toutes ces choses appartiennent à
ma nature. Mais pourquoi n’y appartiendraient-elles pas ? » Celui
qui se rendait à Delphes espérait qu’un oracle lui délivrerait
des paroles définitives, à lui seul destinées. Or, arrivant au
temple, il tombait sur cette injonction, valant pour le premier venu
: « connais-toi toi-même ». Qui lui parlait ainsi ? On peut penser
que, dans la Cité, des têtes avaient préconisé la pose de cette
inscription sur le temple d’Apollon. Pourquoi ? Pour les raisons
que Socrate a explicitées en les reprenant à son compte — et bien
d’autres après lui. (p. 163-164)