Au premier siècle avant notre ère, l’effondrement de la République romaine au profit de l’Empire survient au terme d’une longue période de crises et de conflits : des troubles provoqués par les Gracques aux guerres civiles opposant successivement Marius et Sylla, César et Pompée, Octave et Marc-Antoine, de la « guerre sociale » à la révolte de Spartacus, de la conjuration de Catilina aux émeutes sanglantes provoquées par Clodius et Milon, Rome subit une succession de terribles traumatismes. Fait sans précédent, la société romaine est au prise avec le sentiment de connaître une dégradation morale non pas seulement individuelle, mais aussi collective, qui menace son existence même.
La confrontation à une série quasi-ininterrompue de conflits, la remise en cause d’un système considéré par ceux qui le défendent comme le fondement de la civilisation, vont conduire les intellectuels à s’interroger sur la nature du mal et à tenter d’expliquer son surgissement. Comment une société peut-elle en arriver à ce degré de violence civile ? Par quel mécanisme un homme peut-il devenir le meurtrier de ses propres concitoyens ? Certains doivent-ils être tenus pour individuellement responsables de ces événements ? Ou bien existe-t-il une responsabilité collective ? Pour la première fois dans la pensée romaine, apparaît le projet d’expliquer la nature dans sa globalité, jusque dans ses manifestations les plus spectaculaires et les plus horrifiantes.
Les philosophes Lucrèce et Cicéron vont s’appliquer à théoriser l’idée d’un au-delà de l’anormalité, d’un écart insupportable par rapport à la norme, signant ce qu’il est permis d’appeler « l’acte de naissance » de la notion de monstruosité.
L’objet de cette étude est de rendre compte de l’événement conceptuel majeur que constitue l’élaboration – entre philosophie, rhétorique et religion – d’une définition du monstre dont les échos retentissent encore vivement dans la conscience contemporaine occidentale.
Ancienne élève de l'École Normale Supérieure de Fontenay-Saint Cloud, membre du “Centre d’études sur la philosophie et la rhétorique hellénistiques et romaines” (E.A. 431), Blandine Cuny-Le Callet est maître de conférences de latin à l’Université Paris XII-Val de Marne.
Table des matières / Extraits
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SOMMAIRE
PRÉFACE
Isidore Geoffroy Saint Hilaire et la définition « scientifique » de la monstruosité
Les problèmes posés par cette définition
Une notion portée par le discours et l’idéologie
Une notion aux multiples visages
Le monstre inavoué : une notion évacuée du discours institutionnel
Les nouveaux monstres : une notion sans cesse revivifiée
INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE :
LE MONSTRE COMME SIGNE DES DIEUX
Chapitre I
Le monstre, transgression de la nature ?
1 – L’absence de rapport explicite entre la définition du prodige et l’idée de transgression d’une norme naturelle
Les interprétations étymologiques
Monstrum
Ostentum – portentum
Prodigium
Le prodige : un « signe » officiellement reconnu d’une évidente gravité
Un des « signes » fournis par la divination
Un signe d’une évidente gravité
La liberté des hommes face aux prodiges
2 – Le monstre et le prodige comme être et événement « contre-nature »
Le prodige comme anomalie
Le prodige comme bouleversement des frontières structurant l’espace naturel
Portion du réel consacrée de la main de l’homme
Portion du réel participant, par nature, du prodige
Chapitre II
Les réactions face aux prodiges publics
1 – La tradition religieuse romaine : interprétation et procuration des prodiges
2 – Les hommes d’État du premier siècle face aux prodiges : respect, défiance et manipulation
La défiance à l’égard des prodiges
La croyance aux signes divins
Le respect des institutions et la manipulation des prodiges à des fins politiques
Le respect formel des institutions religieuses et de la notion traditionnelle de prodige
La « guerre des prodiges »
3 – Les comédies de Plaute et Térence : une vision critique du prodige
Les organisateurs de « faux prodiges » : une parodie des prodiges et des techniques divinatoires
Les victimes et la résistance aux « prodiges »
Vulgarisation et incarnation de la notion religieuse de monstrum
Chapitre III
L’élimination du monstre dans le cadre privé
1 – Le monstre et la loi
2 – Le monstre privé, créature inutile ou créature maléfique ?
3 – Comment reconnaître l’anormal ?
La sélection des enfants selon Soranos d’Éphèse
Une question anachronique
4 – Monstres accidentels, monstres artificiels
Des zones de confusion entre malformations congénitales et accidentelles
L’absence d’un vocabulaire spécifique
Le caractère maléfique des difformités acquises
Une claire distinction entre malformations congénitales et malformations acquises
Les mutilations du corps, signes de déviation morale
Les difformités acquises, signes de noblesse morale
Les difformités accidentelles n’empêchent ni la sagesse, ni le bonheur.
DEUXIÈME PARTIE :
LES MONSTRES DES PHILOSOPHES
Chapitre I
La divination à l’épreuve de la philosophie
1 – Le monstre dans la théorie divinatoire stoïcienne
La conception stoïcienne de la nature
La perfection de tout organisme constitué
L’anthropocentrisme stoïcien
Le monstre comme signe donnant lieu à divination
La conception stoïcienne du destin et de la divination
L’eimarménê stoïcienne
Le monstre comme signe inscrit dans l’ordre du destin
La liberté de l’homme face au destin
La théorie des confatalia
L’incompatibilité de cette théorie avec la vision du destin offerte par la religion romaine traditionnelle
Une conception radicalement différente du rôle de la divination
Le consentement au destin
2 – La critique cicéronienne de la divination
L’incompatibilité de la liberté humaine et de la conception d’un destin prédéterminé
Le monstre comme être explicable en dehors de toute intervention divine
Chapitre II
Lucrèce et l’explication du monstre
1 – Le processus normal de génération
Désir naturel et désir contre-nature
La conception et la grossesse
Les êtres vivants : entre singularisation et identification à l’espèce
2 – Les causes de la monstruosité
Le mélange défectueux des semences
Les théories de la malformation issues du pangénétisme
Les explications de type mécanique
Les fragments d’embryologie épicurienne livrés par les papyrus d’Herculanum
Une théorie de l’imprégnation ?
Chapitre III
Monstres exotiques et monstres fantastiques
1 – Le monstre, une créature étrangère à un environnement naturel
2 – La monstruosité fantastique comme évidence
3 – La démonstration de l’inexistence des monstres fantastiques
Une telle démonstration est-elle nécessaire ?
La polémique de Cicéron contre les Épicuriens
La persistance de la superstition
Les divergences au sein des milieux intellectuels romains
Une telle démonstration est-elle possible ?
La démonstration par Lucrèce de l’inexistence des monstres hybrides
La chimère entre évidence et démonstration : un cercle vicieux ?
Les limites de l’argumentation lucrétienne
La limite possible/impossible : la controverse entre Stoïciens et Épicuriens
4 – La naissance du monstre fantastique ou comment la nature engendre l’illusion
La généalogie des illusions
Rencontre fortuite de simulacres et jeux du hasard
Illusions d’optique, acoustiques, projections fantasmatiques
Réel et fantastique : une équivoque proximité
Chapitre IV
L’usage philosophique des monstres fantastiques
1 – Poétique et esthétique du monstre
Le plaisir d’une élite cultivée
Monstre fantastique et liberté de l’esprit
2 – Le monstre au cœur de la nature : le mythe latent
La « physique monstrueuse » dans La nature des choses
Le problème de la « nature souveraine »
Chapitre V
La monstruosité comme incohérence atomique et inadaptation à un environnement naturel
1 – La création d’êtres vivants par la terre : un mode de parturition surprenant
2 – Les monstres produits par la terre
L’incohérence atomique des premières productions de la terre
Le problème de l’androgynie : la monstruosité comme non-conformité à un état donné de la nature
3 – Monstres du passé, monstres de l’avenir
L’évolution des capacités productrices de la terre
L’avenir de la nature : Lucrèce, fixiste ou évolutionniste ?
CONCLUSION
ANNEXES
Annexe 1 : Les prodiges chez Tite-Live et Julius Obsequens
Annexe 2 : Les signes divins dans La divination de Cicéron
Annexe 3 : Les procédures de conjuration appliquées aux monstres et aux prodiges impliquant des êtres vivants
Annexe 4 :Les prodiges et signes divins associés aux événements politiques de la fin de la République (chez Cicéron, Julius Obsequens, Plutarque, Suétone
et Dion Cassius)
Annexe 5 : La nature des choses : une physique construite contre la monstruosité
Annexe 6 : Les mythes latents dans La nature des choses
Annexe 7 : Les monstres fantastiques chez Cicéron, Lucrèce et Lucilius
Annexe 8 : Les figures mythologiques associées à des phénomènes naturels dans La nature des choses
BIBLIOGRAPHIE