Marée basse. Le vieil océan retiré très loin. Disparu. Ses draps gris
et trempés enroulés autour de la ligne d’horizon. Désert général. Grève
illimitée.
Cerné par tant de vide et devenu léger, au point de ne laisser que
des traces peu profondes dans le sable humide, le promeneur solitaire
est confronté à «ce qui reste» : choses échouées, devenues rondes et
douces à force d’avoir été épluchées par les lames; coquilles qui se
brisent sous la semelle et coquillages qui se meurent; cailloux lavés
des millions de fois, flaques reflétant un ciel lointain entre les
roches noires, bois flottés, morceau de liège, algues rousses, plumes de
mouettes, carapaces de crabes vidées et écrasées, trous comme des anus
crachant une bave salée, étoiles de mer aux teintes délavées, méduses
gluantes, hippocampes morts et aussi plats que des marque-pages. À marée
basse, toutes ces choses pourtant éparpillées par le hasard, paraissent
méticuleusement disposées sur les lignes ondulantes que les eaux ont
laissées derrière elles en se retirant, telles les notes d’une
ritournelle élémentaire sur une partition un peu ivre…
Ces premiers mots sur la page blanche, je les trace, en ce mois de
juin 2009, confronté à ce qui m’apparaît comme une «marée basse de
l’écriture».
Une impression de vide, d’attente et de léger vertige. Au cours de
ma vie, j’ai connu plusieurs fois de tels moments. Ils font
généralement suite à l’achèvement d’un livre, parti chez l’imprimeur,
achevé d’imprimer, mais pas encore distribué chez les libraires, et
n’ayant donc fait l’objet d’aucune lecture, mises à part celles de
quelques professionnels, de proches ou d’amis. Cette fois, il s’agit
d’un roman auquel j’ai travaillé durant de longs mois, deux ans, trois
ans et plus encore si j’admets que je le portais bien avant de me mettre
à l’écrire (en réponse à quel appel énigmatique?). Roman, intitulé la
Diagonale du vide, auquel j’ai mis un point final après l’avoir relu des
centaines de fois, modifié jusqu’à la dernière seconde, changeant un
adjectif, supprimant une phrase, déplaçant un paragraphe.
À la minute même où l’ouvrage est mis en fabrication, sur décision
de l’éditeur, après une ultime possibilité de changer ici ou là un
détail ou une erreur lors de la correction des «épreuves», il n’y a plus
rien à faire! Je ne reverrai mon texte que pétrifié dans ses habits
neufs —titre (retenu après tant d’hésitations), quatrième page de
couverture, belle typographie—, un peu comme on revoit un mort après le
passage des embaumeurs. Sa résurrection et sa seconde vie me
concerneront, bien sûr, mais d’une autre façon.
Ce long récit auquel je pensais chaque jour, que j’écrive ou que
je n’écrive pas, il me faut admettre que désormais «je ne peux plus rien
pour lui» ! Et cela me laisse désemparé ou comme anesthésié. Sur quel
rivage?
Depuis le début de l’été, la mer des phrases s’est retirée très
loin. Et pas seulement les phrases de ce roman qui «paraîtra», rigide et
blanc, dans quelques semaines, mais la masse bouillonnante des
brouillons, des esquisses, des carnets où je notais tant de détails
préparatoires, des cahiers où j’ai tant de fois «commencé» puis
recommencé tel ou tel chapitre, d’une petite écriture au stylo à encre
noire, bien vite surchargée de ratures, sans parler de toutes ces
«sorties sur papier» crachées par l’imprimante, relues puis grattées,
biffées, griffonnées et retapées à l’ordinateur. Pendant des mois, j’ai
navigué en haute mer romanesque. Toute une histoire! La houle et la
foule. Des personnages qui m’accompagnaient et dont j’imaginais
l’existence bien au-delà de ce que nécessitait leur évocation.
Apparence, date de naissance, façons de parler, visages, le corps et les
mains. Un récit comme une longue traversée. Tantôt en proie à la
nausée, tantôt emporté par la joie narrative, j’ai navigué.
Rivages sauvages. Rivages du Nord-Ouest. Atlantique, Manche,
mer du Nord, mer d’Irlande. Mais aussi Baltique… Ces lieux chargés
d’impressions très vives, d’odeurs de varechs et d’embruns, avec le
sifflement du vent, les cris des oiseaux de mer, et le sempiternel
déchirement chuintant ou fracassant du ressac, sont aussi pour moi
emblématiques de quelque chose de plus intime et plus profond. Quoi?
Arrêt de l’agitation? Fin d’une œuvre? Bout du monde?
Je raconterai plus loin comment mes «essais» d’écriture les plus
précoces, entre douze et quatorze ans environ, furent induits par un
besoin assez vif de restituer l’atmosphère des rêves compliqués que je
faisais lorsque je n’étais pas en proie à d’importantes insomnies. Je
dispose, aujourd’hui encore, de très anciens «carnets de rêves» dans
lesquels la difficulté que j’avais à rendre, dans une langue simple, les
bizarreries, paradoxes baroques et absurdités de mes souvenirs
oniriques, tant que ceux-ci étaient frais, donnait lieu à des
contorsions verbales touchantes, du genre:
J’étais dans notre appartement qui n’était pas notre
appartement mais un vaste pré en pente, pourvu d’un mécanisme
d’horlogerie qui indiquait aussi l’heure, l’année, la saison, et qui,
doucement s’inclinait comme une benne basculant vers le vide, tandis que
je me cramponnais à des brins d’herbe qui étaient aussi des lettres de
l’alphabet découpées dans du métal, afin de ne pas tomber dans la saison
suivante, dans l’hiver, je ne sais pas…
Bref, mon goût du récit et ce qu’aujourd’hui encore je nomme
«la joie narrative» sont nés du désir de raconter des choses insolites
arrachées à la nuit. Avec, de temps en temps, le sentiment d’avoir
«retenu» un fragment. Mais en ce qui concerne ces atmosphères de «bord
d’océan», un des tout premiers rêves que j’ai noté, de l’écriture un peu
tarabiscotée que j’avais aux environs de ma treizième année, à l’encre
violette dans un carnet à petits carreaux, au dos toilé et à la
couverture chinée de rouge et de noir, est un «rêve d’océan».