Collections : Accueil - HISTOIRE - Mémoires du Corps

CAROL Anne  

La mise en pièces de Gambetta

Autopsie d’un corps politique

2-84137-383-3 - Année : 2022 - 320 Pages - 20 €
COMMANDE


En avril 1909, le président de la République Armand Fallières doit inaugurer le monument que la ville de Nice a élevé à la mémoire d’un des fondateurs du régime: Léon Gambetta, inhumé dans le cimetière municipal. Un dépôt de gerbes sur la tombe est prévu. La municipalité décide pour l’occasion de transférer les restes du grand homme dans un tombeau plus monumental que la modeste concession familiale où il repose depuis 1883. Il faut donc l’exhumer.

C’est un corps incomplet, très mutilé qui s’offre aux yeux des assistants: un corps décapité et privé de son bras droit, mais aussi de son cœur et d’une partie de ses entrailles. Comment en est-on arrivé là? Comment interpréter cette mise en pièces? C’est à ces questions que cette nécrographie s’efforce de répondre.


Anne Carol est Professeur d’histoire contemporaine à l’Université d’Aix-Marseille. Elle est membre de l’UMR 7303 Telemme AMU-CNRS, et membre associé du Centre Alexandre Koyré.

———————————————————————————————————————————————————————————————————————————————

Article dans le Monde des Livres du 1 avril 2022 :

Le corps de Gambetta éparpillé façon puzzle

Historienne de la médecine. Anne Carol rouvre le « cold case » de la rocambolesque autopsie de l'homme d'Etat

On croyait tout savoir sur Léon Gambetta (1838-1882). fils d'un immigré italien, opposant fougueux au Second Empire et figure majeure d’une IIIe République qu'il a largement contribué à fonder. Toutefois, ce qui intéresse l'historienne Anne Carol dans son nouveau livre n'est ni la fameuse fuite en ballon de Paris assiégé par les Prussiens, le 7 octobre 1870, pour organiser la défense nationale, ni les inlassables tournées auprès des paysans du « commis voyageur de la République », ni sa conduite de l'éphémère « grand ministère », le gouvernement qu'il dirigea de novembre 1881 à janvier 1882.

Ce qui l'intéresse, c'est son corps, littéralement dépecé par les médecins qui l'ont autopsié à sa mort, précoce, à 44 ans, un corps objet de railleries comme d’admiration pendant sa maladie et son agonie, puis d'interrogations médicales et politiques. C'est pourquoi La Mise en pièces de Gambetta porte bien son sous titre. Autopsie d'un corps politique : ce livre d'histoire stimulant possède des airs de polar. L'enquêtrice Anne Carol rouvre littéralement un cold case, à la recherche des viscères et de la tête du cadavre de Gambetta, mais aussi et surtout des représentations d'un corps et des usages médicaux d’un cadavre à l’orée des années 1880.
Le corps de Gambetta n'est certes pas un corps ordinaire : il incarne les principes pour lesquels il a combattu sa vie durant, la République et la Nation. A l'âge du triomphe de la presse politique, rien de ce qui l'affecte ne peut rester une affaire privée. Déjà, quelques semaines avant la mort du tribun, un accident au cours duquel il s'était blessé avec son propre revolver avait déchainé les fausses nouvelles : on attribuait le tir à une maîtresse. La presse conservatrice, qui avait depuis longtemps pris pour cible le débraillé et les chairs abondantes du républicain, tirait à boulets rouges. « Cette balle a fait un trou qui devient la bonde de ce tonneau ambulant qui s'appelle Gambetta », écrivit ainsi Paul de Cassagnac lorsqu'à la blessure succéda la maladie, une pérityphlite, qui affecta mortellement son Intestin.

« Nécrographie »
Tout au long du mois de décembre 1882, l'agonie puis la mort du grand homme firent l'objet d'une âpre bataille de l'information. Les républicains s’efforcèrent de construire la belle mort de leur héros, par le récit mais aussi par l’image, illustrée ou photographiée. L'une des lignes directrices du livre consiste justement à suivre l'histoire sinueuse des hommages publics qui lui ont été rendus, avec pour acmé l’entrée du cœur de Gambetta au Panthéon en 1920.
Car c'est bien en pièces détachées que le cadavre est réduit lors de l’autopsie qui suit le décès. Spécialiste reconnue d'histoire de la médecine et de la mort Anne Carol met parfaitement en perspective les modalités et les dérapages de cette opération, au cours de laquelle un aréopage de médecins semble avoir poursuivi des objectifs propres à chacun d'entre eux. Le cerveau, par exemple, est emporté au Laboratoire d'anthropologie de Paris, afin de percer le mystère d’une éloquence et d’une mémoire réputées extraordinaires, quand les intestins filent eux, à la faculté de médecine pour confirmer le diagnostic de la mort Le cher ami de Gambetta Paul Bert (1833-1886) s’empare du cœur par dévotion.
Au delà de l'aspect saisissant d'un tel récit et de ses rebondissements – l'autrice avance le terme « nécrographie» pour qualifier cette enquête sur le sort de chaque organe –, la réussite du livre consiste à nous plonger dans l’univers complexe des pratiques médicales du temps et des sensibilités contemporaines face à la mort et aux cadavres.

© Le Monde des Livres - PIERRE KARILA COHEN

LA MISE EN PIÈCES DE GAMBETTA : AUTOPSIE D’UN CORPS POLITIQUE.
d'Anne Carol
Jérôme Millon, « Archives », 310 p. 20 €.

__________________________________

Article dans Liération du 30 juin :

Léon Gambetta: une histoire gravée dans les membres

Il est mort, le tribun. On n’entendra plus sa grosse voix tonner à l’Assemblée nationale. On n’admirera plus ses talents oratoires, la violence avec laquelle il se déchaînait contre ses adversaires, la passion qu’il mettait dans tous ses combats politiques, son endurance aussi, qui lui avait fait parcourir la France entière pour convertir te peuple à la République lui qui aurait certainement pu dire : «La République. c’est moi.» Et la nation, c’était lui aussi, d’ailleurs,
Il était certes un peu trop grossier, un peu trop débraillé, au goût des élites. Puis, on se méfiait de son tempérament autoritaire. Une fois au pouvoir, n’en profiterait-il pas pour assouvir un obscur désir de dictature ? Derrière le corps du tribun, ne reconnaissait-on pas l’ombre de César ? Cependant, il y était déjà parvenu, au pouvoir, proclamant à son de trompe que ce serait quelque chose, qu’on allait voir ce qu’on allait voir, que son ministère serait un « grand ministère ». Mais on n’avait pas vu grand-chose. Les oppositions modérées et conservatrices étaient trop fortes. Elles avaient eu sa peau. Au bout de deux mois et demi à peine, il avait dû démissionner.
Mais il avait de la ressource. Il s’était retiré dans sa résidence secondaire, avec sa compagne dont -scandale - il n’était pas l’époux. Il préparait son retour politique et ce retour serait triomphant. On l’avait vaincu, OK, mais sa contre-offensive allait être terrible. N’était-il pas la nation et la République?
Seulement voilà, il était mort. Mort jeune, en plus, à 44 ans. Et mort bêtement, en se blessant à la main droite, avec un pistolet chargé. Mais enfin, bel et bien mort.
Dans un livre très original. Anne Carol attrape l’histoire du tribun - Léon Gambetta - au moment où d’habitude on la finit, lorsqu’il meurt, lorsque s’éteint la voix du grand homme. Et, telle une inspectrice de police judiciaire enquêtant sur un crime sans cadavre, elle ne se pose qu’une seule question tout au long de son livre : où est passé le corps ?

Bedonnant
. Car Gambetta, c’était aussi un corps, un corps massif, bedonnant, exubérant, bambocheur, que les caricaturistes de l’époque mettaient volontiers en scène, mais également un corps malade, diabétique, fragile des poumons, de l’estomac, du colon — borgne aussi, à la suite d’un accident de jeunesse, survenu à l’œil droit. Un corps que les médecins avaient déjà souvent examiné. Dès que Gambetta se blesse à la main droite, les médecins reviennent. Il faut soigner la blessure, cependant que les rumeurs enflent dans les journaux (il se serait blessé lui-même, vraiment ? on ne nous la fait pas à nous, si vous voulez savoir ce qui s’est réellement passé, cherchez plutôt la femme...). Puis, il faut soigner la maladie née de la blessure, tenter de sauver le patient.
Puisque ce n’est pas possible, alors, il faut aider à raconter la belle mort du grand homme, comme on le faisait autrefois et comme on le fait encore, en cet âge de la photographie et de l’embaumement. Et aussi prouver qu’on a bien fait son travail. Pour cela, le mieux à faire et le plus simple, c’est de pratiquer une autopsie, que motive aussi la curiosité scientifique. On ouvre donc le crâne et le corps de Gambetta, dont les morceaux s’en vont, dans un état de décomposition déjà assez avancé. Paul Bert, inconsolable, récupère le cœur; d’autres des portions d’intestin. Le cerveau va au laboratoire d’anthropologie. On sectionne l’avant-bras droit, pour mieux prouver qu’il a été bien soigné.

Tombeau. L’enterrer ne sera pas simple. Le tribun avait réclamé un enterrement civil (un grand objet de lutte politique dans les années 1870). Il en aura deux : un à Paris, officiel, et un à Nice, familial, dans un tombeau que tout le monde s’accordera à trouver trop étroit. On le reconstruira en 1909. A cette occasion, on manipulera une dernière fois le corps sans tête de Gambetta.
Si vous allez vous recueillir aujourd’hui au cimetière du château, à Nice, sachez donc que le caveau n’abrite qu’un corps incomplet. Vous trouverez le cœur au Panthéon, où il a ét é transféré en 1920; l’œil au musée de Cahors, sa ville natale; le cerveau clans les collections du Muséum d’histoire naturelle. L’avant-bras et les intestins ont disparu, mais vous pourrez en voir des dessins au musée Dupuytren, où est également conservée la fatale balle de pistolet. Cet extraordinaire éparpillement, Anne Carol en élucide minutieusement les causes politiques, médiatiques, scientifiques et morales – comment et pourquoi on a tant coupé le corps d’un homme à qui il avait été si difficile, de son vivant, de couper la parole.
SYLVAIN VENAYRE

© Libération




Remerciement

Prologue

Introduction

Une trajectoire brutalement interrompue

Les corps symboliques de Gambetta

Les corps réels: le corps malade et le cadavre

Les archives d’un corps en partage


Chapitre 1. La blessure: effervescence romanesque et arène politique

La blessure et les tentatives de contrôle de l’information

L’inflation des rumeurs

Reprendre la main?

«Cherchez la femme!»


Chapitre 2. La maladie:vivisection médiatique, impasses thérapeutiques

De la blessure à la maladie: la bataille de l’information

Une vivisection médiatique et politique

Soigner Gambetta

Un patient ordinaire?


Chapitre 3. Construire la belle mort

Une belle mort? Raconter l’agonie

Un beau mort? Photographies, masques et portraits

L’embaumement: pour quoi faire?


Chapitre 4. L’autopsie: acteurs, enjeux, dérapages

Les acteurs et les spectateurs

Une autopsie politique?

Une autopsie disculpatoire?

Une autopsie scientifique?

Dépècement et escamotage


Chapitre 5. Les funérailles: l’État ou la famille?

Les dernières volontés

«Un cadavre disputé»

Les funérailles à Paris et à Nice


Chapitre 6. Reposer en paix?

Une perpétuité fragile, une tombe partagée

Transférer?

L’exhumation, un moment de vérité?


Chapitre 7. «Le tribun épars»

Faire parler le cerveau

Le cœur sacré de Gambetta

Reliques ou culte des morts?



Épilogue.

Fragments et fantômes: de la mort à l’oubli?

«Le cœur oublié de Gambetta»

Le cerveau sur l’étagère

Lannelongue, le bras et l’appendice

L’œil: la fabrication d’une relique a posteriori

Et la tête…?


-->